embodiment

Pour citer cet article : 
© Nadia Vadori-Gauthier, Du Mouvant, processus de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, 2014.

La notion d’embodiment

La notion d’embodiment est centrale dans les pratiques somatiques. Mes recherches se fonde en partie sur ce processus, à travers le yoga, le Mouvement authentique, l’improvisation dansée, la poésie sonore et le BMC. Le terme pose toutefois des problèmes de traduction et d’utilisation. Nous allons tout d’abord le définir, puis l’aborder ensuite dans le cadre spécifique du Body-Mind Centering. Dans cette perspective, l’embodiment est davantage un processus d’apprentissage, de création et de transmission qui se fonde l’expérience originelle du corps en mouvement.

 

Embodiment vient de en (in)-body : « dans le corps », ou « en corps ». Le suffixe ment (du latin mentum) désigne le résultat de l’incorporation. Toutefois, le terme incorporation est insuffisant pour traduire embodiment, voire inadéquat. En effet, en anglais incorporate existe également, et n’a pas le sens de embodiment. Madie Boucon et Elise Argaud, traductrices des textes de Bainbridge Cohen, proposent respectivement de traduire embodiment par « encorporer » et « être-en-corps » (De l’une à l’autre, composer, apprendre et partager en mouvements, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2010, p. 68 et 69). Dans les deux cas, cela me semble problématique, car embodiment est un terme courant en anglais, ce qui n’est pas le cas de ces propositions. Par ailleurs, être-en-corps est une notion statique alors que embodiment implique une dynamique. Si l’on s’en fie à l’étymologie, embodiment signifie à la fois l’action d’incorporer et le résultat de cette action. Dans les définitions courantes en langue anglaise, on peut également lire qu’embodiment signifie « l’état de corps ou d’incorporation en lui-même ». Embodiment peut aussi vouloir dire : « unifier dans un tout », comme lorsqu’on réunit des textes pour en faire un seul corpus, un livre ; ou encore : « embrigader , former ou rejoindre le corps d’une armée ». Plus largement, on trouve la notion d’embodiment dans le sens de « donner forme », « une forme concrète à un concept abstrait » peut on lire, ou : « formuler, agréger, coller, organiser, concentrer », ou encore : « représenter, symboliser, incarner. » Embodiment inclut à la fois « ce qui incorpore » et « ce qui est incorporé ou qui s’incorpore ». Nous voyons déjà ce que le terme a de problématique, car dans embody, il y a body. On peut y voir la trace d’un modèle dualiste bien connu en Occident, qui est celui de la séparation du corps et de l’esprit. Dans les pratiques corporelles, qu’elles soient artistiques, comme la danse et le théâtre, ou d’éducation somatique, on fait usage du terme pour donner voix au corps, pour lui faire une place et signifier qu’il faut le prendre en compte, puisque nous sommes corps. Ces pratiques, voulant se soustraire à la séparation corps/esprit affirment le corps, et ce faisant perpétuent en quelque sorte le dualisme en choisissant paradoxalement un seul de ses termes. Elle font ainsi entendre la supériorité du corps sur l’esprit, pour contrer l’affirmation opposée largement répandue dans l’histoire de la pensée occidentale. Il est bien entendu que ce corps est le soma, c’est-à-dire un processus vivant qui enveloppe ces deux dimensions, du corps et de l’esprit, en une. Mais le terme embodiment perpétue cette ambiguité et, à ce titre, il demeure problématique. Il est alors légitime de se demander, à l’instar de la philosophe américaine Maxine Sheets Johnstone : « Qu’est ce qui est incorporé ? Comment est-ce incorporé ? et qu’est ce qu’on en perçoit, visuellement par exemple ? » (Maxine Sheets-Johnstone, transcription audio, 2010.) Ce qui prend corps, est-ce l’esprit, un esprit, l’âme, une pensée, un sentiment, des affects, des sensations, un organisme, une qualité ou une vertu comme dans l’expression « il est la grâce personnifiée » ? Ou est-ce encore autre chose, le mouvement, une virtualité ? Sheets Johnstone écrit qu’il faudrait relever le défi de le décrire en termes d’expérience propre. Le terme embodiment est par ailleurs utilisé en psychologie cognitive dans des théories qui portent l’accent sur le rôle que joue le corps dans la formation de l’esprit. Les pensées, les sentiments, les comportements seraient, dans cette optique, basés sur l’expérience corporelle sensible et sur la posture. En robotique, embodiment est utilisé pour désigner l’émergence d’un comportement intelligent à partir d’une interaction cerveau/corps/monde. On trouve ici les notions d’intrication et d’interconnectivité qui semblent importantes. Embodiment est également utilisé lorsqu’une intelligence artificielle interagit avec son environnement au travers d’un corps virtuel, un avatar. Embodiment est également utilisé lorsqu’une intelligence artificielle interagit avec son environnement au travers d’un corps virtuel, un avatar. 

 

Dans les pratiques somatiques, l’embodiment est envisagé comme étant un processus d’appropriation ou de réappropriation de soi en relation aux autres et à son environnement. Mais est-il l’expression de la pensée au travers du corps ou est-il la pensée du corps lui-même, d’un corps qui pense et qui pense en mouvement, à partir d’un substrat fluide, générant des transformations continues ? Selon Sheets Johnstone, le terme échoue à reconnaître la primauté du mouvement et ses corrélats dynamiques, kinesthésiques et tactiles. Pour elle, le mouvement est premier. L’expérience que nous en faisons crée une sensation dynamique qualitative qui nous permet d’embrasser la réalité mouvante et de nous agencer à elle. Elle propose de remplacer embodiment par bodili-kinectic experience. Dans cette proposition, il y a les termes corps, mouvement et expérience. Mais il manque la notion de résultat du processus. L’embodiment est une expérience à la fois tactile, kinesthésique, proprioceptive, qui fonde le sens de soi, en relation aux autres vivants, à un environnement, à un monde. Il implique donc une intercorporéité, une intrication du corps et du monde. Cette dernière peut entrer en résonance avec celle que l’on trouve dans la phénoménologie de Merleau-Ponty ou dans celle, cognitive, de Varela qui propose le concept d’énaction pour définir la co-émergence d’un organisme et de son environnement à partir d’une co-corpoérité structurelle. L’embodiment est basé sur la kinesthésie, le sens du mouvement. Il implique donc des dimensions spatio-temporelles et énergétiques. Sheets-Johnstone affirme que l’expérience sensori-motrice, non seulement influence la façon de penser, mais qu’elle crée la pensée. Ce n’est pas seulement l’état corporel qui influence les représentations et la perception de l’espace, mais l’expérience sensible, kinesthésique, qui génère la pensée. On trouve une orientation semblable dans le livre The body of life de Thomas Hanna, philosophe et praticien de la méthode Feldenkrais, à qui l’on doit le terme de somatique pour qualifier les pratiques d’intégration corps-esprit. Par ailleurs, dans Job’s Body, Deane Juhan, praticien corporel, affirme : 

 

Au même titre que l’esprit a la capacité d’organiser l’ensemble des tissus de l’organisme dans un processus de vie, les sensations, dans une large mesure, organisent l’esprit. Elles ne fournissent pas seulement à l’esprit matière à s’organiser, elles sont elles-mêmes un principe majeur d’organisation. (Juhan Deane Job’s Body : A Handbook for Bodywork, Barrytown, NY, Station Hill Press, 1998, p. XXX et XXVI.)

 

Pour Sheets Johnstone, le mouvement est notre langue maternelle. Nous sommes nés en mouvement. On ne pourrait pas alors dire du réel mouvant dont nous faisons l’expérience qu’il soit préverbal, de même qu’on ne peut plus dire que l’embodiment est ce qui a lieu sous le langage. C’est plutôt la langue, le langage la pensée qui émergent de l’expérience de ce processus vivant, en mouvement, et qui sont à ce titre post-kinétiques. Nous avons vu que l’embodiment est une expérience, mais également, qu’il résulte de l’expérience. À travers le mouvement, nous faisons l’expérience de nos corps et du monde, nous apprenons à les sentir, à les connaître. Sheets Johnstone s’attache non pas aux actions que nous effectuons, mais aux qualités dynamiques de nos existences, qui sont à la fois mouvement, corps et pensée. Le mouvement engendre ainsi un processus d’individuation à partir duquel émergent des singularités. Dans un autre registre, pour l’artiste, philosophe et psychanalyste Bracha Ettinger, l’interconnexion qui nous lie les uns les autres à chacun, à la choseté des choses, au monde, nous met en relation avec quelque chose qui excède l’image ou la forme. Elle décrit une réalité vibrante ou un silence tremblant qui déborde le cadre du visible et qui constitue un seuil entre non-vie et vie, ou entre non-encore-individué et individuation (Bracha Lichtenberg Ettinger, Regard et espace-de-bord matrixiel, Essais psychanalytiques sur le féminin et le travail de l’art, Bruxelles, La Lettre volée, « Collection Essais », 1999).

L’embodiment se situerait à mon sens sur cette zone liminale de ce qui est en train de prendre forme ou de naître. Nous sommes selon Ettinger, véritablement connectés à ce qu’elle nomme un « champ matrixiel » dont nous sentons qu’il est plus grand que nous, nous en recevons des informations. Nous pouvons en avoir conscience. Ce qu’on incorpore alors c’est une énigme, un mystère familier, intrinsèque au cœur des choses.

 

Le processus d’embodiment en BMC


La notion d’intégration sensorielle a été également avancée pour traduire embodiment. Pour Bainbridge Cohen, ce terme dénature l’expérience car il renvoie au système nerveux, aux organes des sens ou à la perception alors que l’embodiment a lieu au niveau cellulaire. « Lorsque l’on change de mot on risque de changer l’endroit où il prend racine. » (Bainbridge Cohen, « Conversations », dans : De l’une à l’autre, op. cit. p. 73).  Bainbrige-Cohen définit l’embodiment comme étant « la conscience qu’ont les cellules d’elles-mêmes. » La base de ce processus est la respiration cellulaire. En BMC, elle est, après la vibration, le second schème de la série des schèmes neuro-cellulaires fondamentaux*. C’est le schème de la vie elle-même. La respiration cellulaire est la respiration fluide du corps, celle des tissus : peau, muscles, os, organes, etc. Les cellules ont une double membrane, la membrane plasmique, dont une face est tournée vers l’intérieur et l’autre vers l’extérieur. La respiration cellulaire est l’échange de flux entre l’un et l’autre, elle nous met à la fois en résonance avec nous-mêmes, avec les autres et le monde. Elle induit une sensation de repos, de vitalité et de confort. Le processus d’embodiment a lieu à un niveau tissulaire, prénoétique, qui précède l’engagement du système nerveux et qui lui succède. Il résulte de l’expérience directe du mouvement et du toucher ainsi que de la pratique de l’anatomie expérimentale, qui consiste à bouger et à danser avec différents systèmes ou endroits du corps. Cet embodiment de la conscience cellulaire comporte également un caractère collectif. Il est  :

 

Un état dans lequel toutes les cellules sont égales dans leurs capacités d’expression et de réceptivité. La structure est celle d’un forum ouvert, dans lequel toutes les cellules partagent la puissance du collectif (tissu, organe, corps), incarnant leur état du moment. Cele ne veut pas dire que toutes les cellules soient identiques. Cela signifie que chacune d’elles est totalement libre de s’exprimer, de soutenir et de répondre aux expériences et expressions de toutes les autres cellules au sein de leur communauté actuelle des cellules. (Bonnie Bainbridge Cohen, « Une structure du chaos » dans Formation en éducation somatique par le mouvement, non édité, 1998. )

 

La conscience est, selon Bainbridge Cohen, initiée au travers du mouvement, au niveau cellulaire. Le cerveau est le dernier à être informé. De ce processus naissent le ressenti, la pensée, et une connaissance intrinsèque des choses. L’embodiment s’accompagne par ailleurs d’images qui peuvent servir de support parallèle aux explorations somatiques et qui accompagnent l’intégration corporelle. Ces images ont différentes natures et fonctions. Elles peuvent être guide, témoin, ou encore former des cartographies expériencielles. Elles sont utilisées ou générées de différentes façons dans les visualisations, les somatisations, détaillées ci-après ainsi que dans les processus de réorganisation : 

 

Visualisation

La visualisation est un processus par lequel le cerveau informe le corps. À titre d’exemple, on peut partir d’une planche anatomique ou d’un modèle en 3D. Cette image servira de guide. Après l’avoir observée attentivement, on localise sur soi-même la région, la structure ou l’organe concernés. Puis, on laisse agir la résonance de l’image en soi. Cela peut se faire méthodiquement, scientifiquement, en touchant sur soi les structures anatomiques spécifiées par l’image et en tentant d’en avoir la sensation et la représentation internes. Le cerveau imagine la structure et il en informe le corps. Par exemple : je regarde sur un modèle de squelette l’articulation entre les clavicules et le manubrium du sternum. Je la palpe, je me familiarise avec son orientation ou avec sa forme. Puis je touche cette même structure sur moi. Je sens ses différentes possibilités de mouvement, les qualités qu’elles induisent, le fluide synovial dans la cavité articulaire, les ligaments, le glissement du périoste sur l’os compact, la façon dont le mouvement se transmet d’une clavicule à l’autre en traversant le manubrium. En bougeant et en l’explorant dans le mouvement, je tente de sentir la qualité de relation des clavicules au sternum. J’éprouve des sensations, une certaine douceur, un glissement, une clarté, une finesse. L’imagination somatique prend le relais. Mon corps, de son mouvement, fait surgir des images : j’ai l’impression d’avoir des ailes inversées sur le haut du buste, des sensations d’oiseau ou d’animal indéfini traversent ma danse. Ensuite, je reviens au modèle du squelette. Je touche l’oiseau osseux sur sa cage. Je transfère en retour l’image somatique au modèle. Mon corps sait maintenant quelque chose du caractère de cette articulation. Ceci est un exemple simple. Mais il en est de même pour des éléments moins accessibles directement par le toucher tels qu’une glande endocrine ou une fonction du système immunitaire. On peut procéder également par contemplation, en laissant agir l’image comme une rêverie ou une image poétique, pour entrer dans la sensation de cette même zone dans le corps. Dans les deux cas, c’est un transfert d’une image externe à un point du corps lui correspondant. On passe de l’image au mouvement, du fixe au mouvant. Le mouvement s’initie alors à partir d’un point ou d’une structure anatomique spécifique. C’est ainsi que s’effectue un premier type de « centrage », par visualisation. La pensée informe le corps. L’image mentale précède le mouvement, elle l’induit par transfert. Mais cette primauté de la pensée n’est qu’une amorce, une façon d’entrer dans le processus somatique et dans la sensation. Le mouvement prend le relais. S’en suit l’expérience d’une matière sensible qui influe sur les qualités de mouvement.

 

Somatisation

La somatisation est le processus par lequel le corps informe le corps, puis le cerveau. Il est également possible d’induire cette dynamique en se focalisant sur un point du corps, n’importe lequel, et en initiant le mouvement par ce point. La conscience accompagne ces explorations, elle est le témoin du processus. On peut ainsi observer ses sensations et se laisser mouvoir par elles. Le corps renseigne alors la pensée par des qualités ou des émotions spécifiques. Il est ensuite possible de dessiner ou d’écrire l’expérience traversée et de la confronter ultérieurement aux images anatomiques scientifiques correspondantes. Ce second mode est la somatisation. Il opère en sens inverse de la visualisation. Ici, c’est le mouvement du corps et les sensations kinesthésiques qui engendrent la pensée et l’image. 

 

Ainsi, par somatisation et par visualisation, l’expérience s’ensemence d’une prolifération d’images du vivant. Ces images sont à la fois poétiques, scientifiques et somatiques. Leur flux se déploie avec le mouvement, dans toutes les directions. Ainsi l’image est tour à tour point de départ, vecteur de l’expérience ou point d’arrivée. Il y a un aller-retour constant entre sensation, mouvement et image. Ce processus permet à l’imaginaire de générer des visions nouvelles de l’expérience. Il est susceptible de modifier en profondeur l’image que l’on se fait du corps et du monde. Cela n’a rien à voir avec des visions abstraites. L’expérience de la somatisation et de la visualisation s’ancre dans la matière-même des tissus biologiques, elle se localise dans tel ou tel organe, fonction, ou structure. Elle en investit la dimension liquidienne, viscérale, volumétrique. Ainsi, progressivement, un nouveau corps se définit. Il émerge d’une recherche, d’une expérience, d’un patient dialogue avec les différents fluides et tissus. Ce processus génère à son tour des images qui sont des appuis de transformation. De l’exploration par le mouvement et par le toucher naissent des images qui sont des émanations ou des cristallisations du nouvel agencement qui s’effectue. Lorsque survient une image, elle ouvre des perspectives pour vivre et penser le corps. Les images somatiques peuvent également servir de support d’intégration, de conscientisation, de verbalisation ou de transmission de l’expérience. Cette transmission s’ancre ainsi dans l’expérience concrète. Elle se formule directement à partir du vécu. Il en résulte une cohérence intrinsèque entre expérience, théorisation et transmission. 

 

Centrage

Le processus d’exploration somatique requiert de la liberté. On peut s’interroger sur le terme de « centrage » contenu dans Body-Mind Centering, littéralement : « centrage corps-esprit ». Le soma étant posé comme territoire mouvant en devenir, il ne semble pas nécessaire d’y adjoindre une quelconque opération de centrage qui semble tout vouloir ramener à un axe ou à un point central, de même qu’il semble réducteur de ramener le vivant à la cellule. Bainbridge Cohen nous donne des éléments de réponse : ce centrage est « un équilibre qui fluctue autour d’un point en déplacement constant ». Il n’y a donc pas de centre fixe ou stable, mais un centre mouvant, analogue aux tourbillons au fil du courant. Le centrage n’a pas de centre, c’est une dynamique des fluides, un mouvement rotatif qui s’enroule autour d’un espace vide. Ce vide, cet espace, est une matière première si l’on peut dire. C’est un matériau au cœur des choses, du corps et de la pensée, une trouée autour de laquelle s’organisent la pensée et la matière. La réalité vivante du soma est constituée, pour une part, de vide ; elle épouse le vide. Le centrage sans centre a la dynamique d’un vortex qui toujours se module et change de place. Il varie ses points d’entrée selon une topologie d’intensités variables. Le centrage est un mouvement qui génère la perception et la sensation à la conjonction de l’esprit et du corps. Il ne faut pas l’entendre selon une perspective phénoménologique dans laquelle le sujet se place au centre de sa perception et part d’elle. L’opération de centrage implique le mouvement perpétuel des choses et de la matière, celle du monde et du corps. Le centrage devient un processus de focalisation mobile qui, par somatisation et visualisation, fait coïncider deux images, une image matérielle et une image virtuelle. De cette conjonction naît, selon moi, une troisième image, image somatique qui intègre la dimension sensible de l’affect. Cette troisième image résout la différence de potentiel entre les deux autres. Elle inscrit dans la matière corporelle le mouvement de la pensée et dans la pensée le mouvement du corps directement vécu. C’est un double processus d’inscription qui augmente l’un et l’autre d’une dimension qui est bien davantage que leur simple addition. L’affect implique des émotions et sentiments impersonnels et la faculté de ressentir. À ce sujet, Bainbridge Cohen écrit : « Lorsque le corps est ressenti de l’intérieur, le corps et l’esprit ne sont pas séparés mais perçus comme un tout. » (Bainbridge Cohen, Sentir, ressentir et agir, op. cit. p. 22. ). La connaissance théorique et le vécu empirique se renseignent l’un l’autre. Il se modulent dans l’expérience du mouvement et du toucher. Cette opération est l’embodiment. Elle implique le résultat des deux mouvements complémentaires de somatisation et de visualisation, ainsi que l’image corps-esprit qui se crée.

Embodiment peut signifier à la fois : incorporation, incarnation et corporéité. L’incorporation est un mouvement qui va de l’extérieur à l’intérieur : le corps assimile les données scientifiques et les met à l’épreuve de la sensation, (inversement les données de l’expérience sensible seront mises à l’épreuve scientifique).

L’incarnation*  est un mouvement qui va de l’intérieur à l’extérieur. Les qualités sensibles incorporées sont alors rendues visibles. Elles ont un rayonnement. Elles sont un foyer de visibilité.

La corporéité, quant à elle, est une certaine qualité du corps, une intégration corporelle de cette qualité, une façon de bouger, de se déplacer, d’entrer en relation aux autres et à l’environnement. Elle n’est ni interne ni externe. Le corps ainsi se compose d’intériorités et d’extériorités relatives les unes aux autres.

L’embodiment n’est donc pas un processus uniquement interne, il est l’intégration, au travers de l’expérience, de rapports, de relations entre la matière, la mémoire, l’imagination, le corps et la pensée. Ce processus est à mettre en relation avec une conception éthologique de la relation d’un organisme à son milieu, auquel il s’agence et duquel il est inséparable.Entre visualisation, somatisation, intégration sensori-motrice des données de la perception, émergences de l’expérience, les images sont tour à tour utilisées comme supports d’imaginaire, de mouvement, de sensation, d’apprentissage ou de connaissance. Internes ou externes, elles génèrent le mouvement ou sont générées par lui. Elles sont vecteur ou cristal, point de départ ou d’arrivée. De cette façon, se crée un kaléidoscope d’images de différentes natures, réelles, imaginaires, virtuelles ou actuelles, images matérielles, sensorielles, ou images de la pensée. 

 

*Les schèmes neuro-cellulaires fondamentaux sont une série d’organisation du mouvement qui a des résonances avec l’ontogenèse et la phylogenèse. Cette série établit des concordances non linéaires, d’organisation structurelle, entre le corps humain et des espèces animales. Elle induit des dimensions anatomiques, dynamiques, expérientielles, poétiques, imaginaires. Les schèmes neuro-cellulaires fondamentaux prévertébrés sont : vibration, respiration cellulaire, éponges, pulsation, radiation du nombril, organisation autour de la bouche, pré-spinal. Les schèmes neurocellulaires fondamentaux vertébrés sont : spinal, homologue, homolatéral, contrelatéral. 

 

* Le terme est à mon sens ambigu en cela qu’il est employé par le christianisme pour désigner la prise de corps du principe divin. J’emploie ce terme en le dégageant de ses implications religieuses.

 


Imgages somatiques

D’une façon semblable, dans le processus d’intégration corporelle, les images génèrent une corporeité ou émergent d’une corporéité qui n’est ni interne ni externe, ou qui est à la fois l’un et l’autre. Dans le processus d’embodiment, une multiplicité d’images du vivant, sont générées, relayées ou déplacées, transformées par le corps-même. De la même façon, elles le génèrent, le déplacent, le transforment. Ces rapports de mouvement ensemencent un processus et font germer de nouvelles possibilités d’expérience. Nées d’images concrètes externes ou de sensations internes, ces images ont toutes la nature du transitoire, de l’indétermination. Leur dimension poétique, intuitive, permet d’investir des territoires somatiques, des volumes fluides, des espaces à partir desquels croître. Dans ce flot d’images, se cristallisent, fugitives, des images générées par de nouveaux agencements kinesthésiques de la corporéité émergente. Elles sont des images-actives, des foyers d’individuation. Elle servent de support aux expériences ultérieures. Le corps intègre ces modulations au fur et à mesure. Il se réagence selon les nouveaux paramètres de l’expérience. Il se redéfinit, se métamorphose ou plutôt, enregistre sous forme d’images somatiques les données de sa métamorphose. Lorsqu’une image de cette nature se dessine, la transformation est à l’œuvre et même a déjà eu lieu. Ce sont des images de l’individuation en cours. Ce processus œuvre dans la façon dont le corps se vit, dans le type de rapports qu’il établit avec les autres, dans la façon fluide, sensori-motrice, qu’il a de se composer avec son environnement. C’est par ce réagencement et au travers du processus-même d’individuation, qu’il dialogue, qu’il transmet. L’expérience s’actualise à travers lui comme il s’actualise à travers son expérience. C’est depuis ce processus qu’il perçoit, ressent, agit. Il devient lui-même ce processus, kaléidoscope d’images-foyers, en cours de mutation. De la même façon que le terme transforme signifie le mouvement de translation d’une forme à une autre, il se transimage et intègre leur éclosion tout en maintenant actif le socle fluide d’indétermination qui les génère. Autant d’images, autant de centres corps-pensée, autant de feux, de plateaux temporaires, de bouquets, de radeaux, autant de lieux de repos ou de danse. Les images composent une constellation agissante et piquent de leurs feux la carte active du voyageur-danseur. Points de repère dans un milieu qui change, elles sont des mémoires, des signes ou des précurseurs, les balises d’une position à un point donné du parcours. Dans ce voyage somatique, cette constellation interne/externe agence un cosmos liquide, métastable, qui génère chaque jour de nouvelles images-étoiles et qui en éteint d’autres. Ce devenir est un processus d’individuation qui change les modalités de corps. L’expérience se transmet non seulement par les mots, mais par la simple qualité de la corporéité, par résonance. L’intégration corporelle que produit ce processus est visible, elle se vit intuitivement, physiquement. L’expérience somatique s’intègre à un niveau tissulaire, cellulaire, vibratoire. Elle se transmet sans paroles, dans le silence des corps. Mais ce silence n’est pas celui, sans pensée, d’un sensible platonicien, celui d’un corps mortel destiné au tombeau. Il n’est pas celui d’un corps dépourvu d’esprit ni de langage. Il est une pensée, un chant de la matière, une symphonie imperceptible du point de vue du fixe, une conscience des cellules elles-mêmes. L’embodiment est le processus d’intégration cellulaire, somatique, de plusieurs niveaux d’expérience. À ce titre, « Ce processus relève de l’être, non du faire ou de la pensée. C’est un processus de présence à soi, au cours duquel la part qui dirige et la part qui est témoin se fondent au sein de la conscience cellulaire. » ( Bainbridge Cohen, « a being process, not a doing process, not a thinking process. It is an awareness process in which the guide and the witness dissolve into cellular consciousness », « Le Processus d’incorporation », dans De l’une à l’autre, op. cit., p. 66. ). Les notions de guide et de témoin se réfèrent respectivement aux processus de visualisation et de somatisation. Cela revient à dire qu’il n’y a ni guide ni témoin, mais une expérience directe sans intermédiaire. L’ embodiment induit une pensée corporelle active qui se traduit dans la façon de bouger, de dire, d’écouter, de sentir. 

 

Embodiment dans les processus esthétiques

Il y a une relation directe entre ce processus somatique, qui a lieu à un niveau tissulaire, et le regard que je porte sur la genèse poétique d’images et de formes dans ma pratique artistique. En effet, selon Bonnie Bainbrige Cohen, « L’attention cellulaire est la sensation provenant de l’expérience directe de ce qui se passe au sein des cellules sans la médiation des images ». Cette perspective sur l’embodiment me paraît fondamentale en cela qu’elle génère une corporéité qui, au prime abord, n’a pas d’image. Elle est d’abord vibration, résonance. Le mode de connaissance et de rapport au monde qui naît de cette fabrique de la sensation de soi et du monde qu’est l’embodiment est une des clés de ma pratique artistique et de la critique que je mène à l’encontre d’un certain régime de visibilité, basé sur la représentation et l’objectivation des données. C’est en me basant sur ce mode de connaissance, qui nait d’une expérience primordiale, que j’investis le tout de mes relations au monde et mes médiums artistiques d’expression. L’embodiment n’a donc pas d’image à sa source, il émane d’un champ non encore formé qui entre en résonance, pour moi, avec le Chaosmos Deleuzo-Guattarien ou encore le champ préindividuel simondien. Toutefois, de même que nos corps sans image peuvent générer des images, naviguer entre les images, se cacher derrière une image, le processus d’embodiment s’accompagne de dimensions poétiques et imaginaires. Une multitude d’images se conjuguent à l’expérience, tantôt générées, tantôt génératrices, tantôt accompagnant le processus. Elles forment des accords multiples.

Les pratiques somatiques, fonctionnant sur un mode d’auto-apprentissage qui implique des relations entre soma, mouvement, conscience et environnement, favorisent l’émergence de nouvelles façons de vivre le corps. Ces modes de corporéité favorisent les possibilités de mouvement et le développement de capacités expressives. Ayant développé par ailleurs une expertise dans l’apprentissage sensori-moteur, et se basant sur une résonance au niveau cellulaire, elles soutiennent un processus qui s’initie à un niveau tissulaire. Ce facteur induit une modification profonde dans la représentation des corps, à commencer par la sienne propre. À travers les pratiques du yoga, du Mouvement authentique et du BMC, il est possible d’entrer en relation avec un espace sans forme et d’établir des connexions entre des mondes internes et externes qui se génèrent dans le flux de l’expérience. Le lien avec le milieu, avec les autres comme avec soi-même engage une interconnexion qui fonde une éthique. Ainsi un processus somatique d’individuation prend racine à un niveau préindividuel et prénoétique. Cet embodiment engage consciemment une part d’inconscient qui passe par la sensation kinesthésique et la fluidité somatique. Ce processus sans image s’accompagne d’une prolifération d’images. Il implique par ailleurs l’acquisition d’un regard capable de générer un rapport d’immersion au monde. 


Pour citer cet article : 
© Nadia Vadori-Gauthier, Du Mouvant, processus de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, 2014.