mouvement authentique 

Pour citer cet article :
© Nadia Vadori-Gauthier, Du Mouvant, processus de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, 2014.

 

Continuum 2010, extrait de vidéo.
Continuum 2010, extrait de vidéo.

Cette pratique méditative nourrit directement mes processus de création. Elle permet de travailler consciemment avec ses parts inconscientes et de laisser le corps bouger selon sa nécessité, afin que ce qui n’a pas de mots puisse trouver des chemins d’expression à travers le mouvement. Cette pratique  en quelque sorte "réinitialise les compteurs" et permet de sortir de ses habitudes de faire ou des automatismes de danse. Le Mouvement authentique, en cela qu’il permet à quelque chose d’informulé d’émerger et de s’exprimer dans le mouvement, alimente les réservoirs de production de nouveaux signes, de nouvelles matières. C’est un matériau qui est à la fois personnel et impersonnel et qui a une véritable puissance créatrice. Habituellement, cette pratique n’est pas utilisée directement, en danse, comme processus créatif, encore moins comme dispositif spectaculaire, mais plutôt comme pratique méditative ou comme médium d’intégration de plusieurs dimensions somatiques à travers le mouvement. Dans mes recherches, je me nous détourne de sa fonction thérapeutique première pour en faire un outil personnel et collectif de recherche et de composition chorégraphique. Ainsi, avec le Corps collectif nous incluons dans nos performances publiques des fragments issus de cette pratique, ainsi que des instants singuliers où nous convoquons des modes et des états semblables à ceux que nous traversons dans l’intimité de la recherche. Nous utilisons également des formes issues du Mouvement authentique dans l’écriture de certaines danses, que nous intégrons ensuite à nos partitions performatives. Le Mouvement authentique bien qu’il implique une dimension personnelle propre à chacun, est pour moi un rituel collectif d’individuation. Dans une forme modifiée, dégagée de ses aspects psychologiques et thérapeutiques, il fait partie intégrante de mes modes de recherche. Une fois le chemin fluide ouvert, l’expérience de l’affect et des images vivantes est à vivre. Je n'en attends aucun résultat préalablement défini. Le corps s’engage dans un devenir qu’il ne peut circonscrire à l’avance. Je pratiquee ainsi le Mouvement authentique, non seulement dans son objectif habituel d’une individuation personnelle, qui intègre les parts conscientes et inconscientes, mais également à des visées de création.


Continuum 2010, extrait de vidéo.
Continuum 2010, extrait de vidéo.

Le Mouvement authentique est une pratique issue de la danse thérapie et de la pratique jungienne de l’ « imagination active ». Jung avait exploré des moyens de renouer le contact avec une énergie psychique primitive de création, ce contact s’étant selon lui perdu avec le développement de la conscience. Cette dernière nous aurait coupé de la base somatique de la pensée en érigeant une cloison entre le corps et la psyché. Il s’agissait donc de relier ces deux mondes devenus étrangers au fur et à mesure des processus de civilisation : la conscience et la part de l’énergie primitive des couches instinctives profondes, qu’il nomme l’inconscient. Pour cela, il a mis en place une pratique en 1913 : l’imagination active. Elle utilise la danse dans l’optique de relier le conscient et l’inconscient, afin de donner forme aux images qui surviennent. Elle permet d’inclure dans le mouvement des paramètres divers tels que la mémoire, les souvenirs, les rêves ou encore des charges d’émotion ou de sentiment. Jung déplorait qu’on perde trop souvent le lien avec la valeur affective :

 

On ne perd que trop facilement contact avec elle, car penser et sentir sont deux opérations si diamétralement opposées que l’une exclut presque automatiquement les valeurs de l’autre et vice versa. La psychologie est la seule science qui doit tenir compte de la valeur (c’est-à-dire du sentiment) parce que c’est le lien entre les faits psychiques et la vie (Carl Gustav Jung, Essai d’exploration de l’inconscient [1961], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, p. 173. )

 

Nous retrouvons dans cette déclaration, l’idée de l’affect comme lien essentiel entre le corps et la pensée. Pour Joan Chodorow, praticienne de Mouvement authentique, « la lumière de la conscience requiert la chaleur de l’émotion. » (Patricia Pallaro (éd.), Authentic Movement, Londres, Jessica Kingsley Publishers, 1999􏰫, p. 256). Par l’émotion, les deux parts séparées se relient. Les rêves, quant à eux, sont non seulement porteurs de mémoires mais générateurs de pensées nouvelles. Ils émanent d’un esprit « Qui n’est pas tout à fait humain, mais ressemble plutôt à un murmure de la nature. » (Jung, op. cit., p. 78). Le réel est ainsi à la fois corps et esprit, à la fois matière et psyché, l’un et l’autre en étant deux modes complémentaires, deux aspects d’une seule et même chose. L’intégration de la part consciente et la part inconsciente est un processus d’individuation qui actualise en chacun une dimension nouvelle ; dimension du devenir qui est davantage que l’addition de ses composantes. 


Continuum 2010, extrait de vidéo.
Continuum 2010, extrait de vidéo.
Le Mouvement authentique, porteur de cet héritage junguien, a été fondé dans les années 1950 par Mary Starcks Whitehouse, danseuse et psychothérapeute, élève de Martha Graham et de Mary Wigman. Elle a commencé à intégrer des patients dans cette pratique de mouvement expressif. C’est une des origines de la danse thérapie. Ce processus s’est ensuite défini selon des protocoles spécifiques et a pris le nom de Mouvement authentique. Il ne s’agissait plus de travailler avec une idée abstraite du corps, mais avec les corps réels. Ce qui rend les corps réels, c’est le fait qu’ils sentent, qu’ils ressentent et qu’ils bougent. Plus ils intègrent les affects et la sensation, plus il incorporent les images, plus ils en font l’expérience, plus ils deviennent visibles et réels. Leur réalité complète n’est pas acquise à l’avance, il faut la faire, dans la sensation du mouvement et l’intégration consciente de parts qui échappent à la raison. Les images produisent du mouvement et inversement le mouvement fait naître des images. « C’est le flot du matériel inconscient qui se révèle dans sa forme physique. » (Mary Starks Whitehouse, « Creative Expression in Physical Movement is Language without words » [1956] : « It has to do with the flow of the incounscious material coming out in physical form », dans : Mary Starks Whitehouse, Janet Adler, Joan Chodorow, Authentic Movement, édité par Patricia Pallaro, Londres et Philadelphie, Jessica Kingsley Publishers, 2009, p. 20.) À la différence de Jung, Starks Whitehouse est danseuse et sait que le mouvement peut naître de l’intérieur. Il n’a pas besoin d’une forme extérieure préexistante à laquelle se conformer. Il coule librement se couplant à des sensations internes et génère ainsi ses images. Le mouvement imagine, en quelque sorte. Il met en images ce qui n’en a pas encore. Il se connecte à la part informulée de nature et la met en danse. C’est en cela qu’il est authentique. Il fait des allers-retours entre le mouvement visible et ses sources les plus invisibles pour actualiser progressivement l’invisible dans des formes mouvantes-visibles. En cela, authentique s’oppose à invisible. Un pont se tisse entre les mondes internes et les mondes externes, ils coulent l’un dans l’autre. Selon Starks Whitehouse, « L’essentiel de l’expérience du mouvement est la sensation de se mouvoir et d’être mu » (Ibidem, « The Tao of the Body » [1958] : « The core of mouvement experience is the sensation of moving and being moved », dans A.M., op. cit., p. 43.). Dans la pratique, il y a un ou des danseurs et un ou des témoins. Le danseur bouge en conscience tout en étant mu par ses affects et sa part inconsciente. Il danse et est dansé. L’expérience directe qu’il vit alors peut être forme ou non forme. C’est un embodiment, c’est-à-dire une intégration consciente de la part primitive, instinctive, inconsciente, dont le mouvement est devenu visible. Le danseur danse la plupart du temps les yeux fermés. Il peut également s’il le souhaite, les ouvrir, tout en restant connecté à sa vision interne. Le ou les témoins, qui regardent le danseur, se gardent de tout jugement, projection ou interprétation. Ils ne s’approprient pas une signification du mouvement de l’autre. Janet Adler, élève de Starks Whitehouse, qui contribue aujourd’hui largement à diffuser et à penser cette pratique, dit que le danseur peut aller aussi loin que ce dont le témoin est capable lui-même. Il y a une relation de réciprocité entre l’un et l’autre. Celui qui bouge finit par intérioriser la fonction du témoin pour lui-même et celui qui regarde intériorise de même la fonction du mouvement en lui. Elle ajoute : 

 

Nous voulons, voulons profondément, êtres vus tels que nous sommes par un autre. Nous voulons que quelqu’un en soit témoin. En fin de compte, nous voulons être témoin, nous voulons aimer un autre. ( Janet Adler, « Who is the Witness » [1987] : « we want, we deeply want, to be seen as we are by another. We want to be witnessed. Ultimately, we want to witness, love another. », dans A.M., op. cit., p. 158.)

 

Cette façon d’accueillir sans juger et de faire avec ce qui se présente sans l’interpréter est proche de ce qui se pratique en BMC. C’est avec un regard semblable que je tente d’aborder les étapes personnelles et collectives des processus de création. Cette démarche fonde une conscience collective qui n’est pas basée sur l’évaluation de l’autre, mais qui pense en termes de processus communs d’individuation et de création. C’est seulement en aval que se dégage le sens de ce qui a été produit et qu’il est possible de le relier à des ensembles plus larges ou à des univers de référence.

 

Pour citer cet article :
© Nadia Vadori-Gauthier, Du Mouvant, processus de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, 2014.