écriture automatique

 

Je suis trouée bleue liquide pour l’incendie des vagues. 



Pour citer cet article :
© Nadia Vadori-Gauthier, Du Mouvant, processus de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, 2014.

 

L’écriture automatique nourrit régulièrement mes processus de recherche et de création depuis 2010. Elle a été initiée en 1919, à l’aube du mouvement Surréaliste, par André Breton et Philippe Souppault dans Les Champs magnétiques (André Breton et Philippe Soupault, Les Champs magnétiques, Paris, Gallimard, 1968). Ils y lançaient un appel à rétablir le pont avec la source des images et de l’imagination poétique. Cette poésie devait être faite par tous au sein d’un « univers physique et mental qui n’est plus qu’un champ de forces en perpétuelle vibration où tout interfère « sans fil ». Les deux jeunes gens étaient animés à la fois par une rigueur expérimentale et un élan de gratuité, du point de vue de la qualité littéraire de leur production. Dans leur ivresse créative non dépourvue de crainte, ils écrivirent ce texte en huit jours à différentes vitesses : v, v’ et v’’. La vitesse v est déjà grande mais il est possible de se donner un thème. Les vitesses v’ et v’’ sont de plus en plus grandes ; v’’ est la vitesse dite la plus grande possible, bien qu’on puisse trouver v’’’ par laquelle plus aucun contrôle sur le sens est possible. Ils ont également défini des vitesses moindres, mais qui sont toujours plus rapides que le rythme de la rêverie ou du souvenir. Dans sa préface au livre, Philippe Audouin mentionne les divers niveaux auxquels œuvre la parole automatique et sa connexion tellurique à la part de nature primitive. 


L’automatisme c’est surtout, si on presse l’allure, la voix sauvage ou curieusement maniérée de l’informulable, le discours solennel et absurde, imitant le rêve et résistant à l’instigation du parleur comme le rêve à celle du rêveur. (Ibidem, préface de Philippe Audouin, p. 23.)

 

 

L’automatisme a besoin de vitesse, de rythme, d’un battement pour réanimer le désir de vivre et convoquer des images actives qui décloisonnent les consciences et créent autrement le monde. Pour Artaud, la main reprend ainsi contact avec l’inconscient. L’écriture automatique « nie par son miracle même la contradiction imbécile des écoles entre l’esprit et la matière, entre la matière et l’esprit » (Artaud, Œuvres,  édition présentée et annotée par Evelyne Grossman, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, « Contre l’abandon de la position révolutionnaire », p. 688). Ce mode d’écriture poétique agence différents niveaux de réalité, différents temps, des images imaginaires, de rêve, ou des mémoires. Il s’apparente selon Breton au fonctionnement réel de la pensée qui à la fois fragmente et à la fois lie d’un flux continu. Il y a là un lien direct à la définition qu’il donnera ultérieurement du surréalisme : 

 

Surréalisme, n.m. : Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale. (André Breton, Manifestes du Surréalisme [1962], Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009, p. 36).

 

Ce continuum de mouvement est traversé de blocs hétérogènes : affects, mémoires, éclosions, jaillissements. Pour pouvoir céder le passage à ces associations en apparence disparates mais insécables, l’artiste doit trouver une posture particulière. Il faut de l’entraînement. Cette pratique du non-contrôle exige presque une ascèse. C’est tout à fait intentionnellement, avec clarté d’esprit, que l’on fait une place d’expression à l’informulé, que l’on accepte de ne pas savoir ce que l’on écrit. Ceci n’a rien à voir avec une réelle inconscience ou avec des états seconds induits par des substances psychotropes. Cela implique, selon la formule d’André Masson, "un subconscient vraiment volontaire". Pour Deleuze, l’écriture automatique est également une activité qui demande une maîtrise et qui fait office de médium entre deux modes de la pensée : 

 

En cela, l’écriture automatique est une pratique qui exige de la régularité et de l’entraînement. L’engagement personnel qu’implique une telle recherche ne supporte pas l’à-peu-près. Il relève à la fois du désir de convoquer des forces de création et de celui de faire de l’art. (Deleuze, IM, p. 215.)

 

André Masson, dont les dessins automatiques de 1923 à 1928, constituent une manifestation de cette pratique, spécifie qu’il faut certaines conditions pour que ce contrôle du non-contrôle se révèle productif d’un point de vue artistique. « Cependant, que l’on ne s’y trompe pas, cette révélation ou connaissance inspirée, ce contact avec la nature ne sont profonds que dans la mesure où ils ont été préparés par la réflexion, par la méditation intense de l’artiste. » (André Masson, Le Rebelle du surréalisme, Paris, Herman, « Collection Savoir », 1976, p. 17. ). Cette intuition s’accorde avec celle de Bergson pour qui la liberté de création découle d’une liberté de mouvement et d’un système nerveux ouvert sur l’intervalle. Le progrès consiste, selon lui, en un développement simultané de l’activité automatique et de l’activité volontaire (Bergson, EC, p. 273). Avec l’automatisme, nous sommes dans un milieu fluide où le mouvement est plus important que ses formes. Il se renouvelle de lui-même dans le jaillissement d’images-flammes. Nous investissons à la fois le plan fluide du nageur et celui de l’envol des flammes. La pulsation peut être celle du feu comme celle de la vague qui déferle et avance. Cette fluidité rapide est propre à la nature-même de l’esprit. Dans les danses de l’eau et du feu se dessinent l’infinité des métamorphoses et des contagions. Les formes émergent de la danse de l’artiste, mues par le continuum. 

 

La pratique de l’écriture automatique consiste donc à écrire, à grande vitesse dans un temps limité, ce qui jaillit, sans le censurer et sans chercher à en organiser le sens, ni à faire une phrase correcte du point de vue de la syntaxe. Il peut y avoir ou non un thème. J’ai mis en œuvre cet aspect des recherches principalement avec un groupe de 15 acteurs. Nous nous sommes retrouvés deux heures par semaine pour un laboratoire que nous avons nommé Atelier automatique. Cet atelier a débuté en septembre 2009. Il en est à sa cinquième année d’existence. J’ai éprouvé le désir de chercher des moyens de dire la poésie sans l’assujettir à la « beauté » du texte, sans complaisance dans la diction ou le sens des mots, mais en convoquant une urgence, une matière de sensation, le réel mouvant. La poésie, loin de la joliesse des rimes est agissante ; le réel porté à incandescence. C’est une réalité augmentée de plusieurs dimensions, de temporalités qui s’entrechoquent. En cela c’est la réalité la plus complète. La poésie convoque, crée, consume, œuvre réellement dans la matière et les corps. Artaud écrit qu’elle est « de la multitude broyée qui rend des flammes » (Artaud, Œuvres, op. cit., « Héliogabale ou l’anarchiste couronné », p. 227) . Pour lui, elle part toujours du chaos : «  Quand il n’y a pas dans un poème le degré du feu et de l’incandescence, et ce tourbillonnement magnétique des mondes en formation, ce n’est pas la poésie. » (Ibidem, « La vie l’amour la mort le vide et le vent par Roger Gilbert-Lecomte », p. 485 ). Vers la fin de sa vie, il écrit que les champs magnétiques d’André Breton sont vrais. Évelyne Grossman, mentionne la poésie comme mode d’investigation et de recherche, qui permettrait de rendre compte du mouvement de la pensée sans l’assigner au sens ou à la fixité des mots. À propos des textes de Michaux elle précise que : « comme l’Arbre des tropiques qui passe continuellement du végétal à l’animal et à l’humain, l’écriture poétique est une exploration des espaces de l’inhumain » (Grossman, La Défiguration, p. 83) .

 

Il me semblait, pour ma part, que les avancées qualitatives que j’observais dans la recherche en mouvement pourraient se transmettre à l’émission du texte et que je pouvais tenter de trouver une liberté équivalente avec les mots. La poésie a besoin d’être rendue à la vie réelle du corps. Lors de l’écriture automatique, la lancée rythmique, c’est le flux, feu ou source, vague ou foudre, explosions ou ruisseau ; c’est la vitesse à laquelle on se soumet et qui entraîne à écrire des mots sans avoir véritablement le temps de les penser ou de les organiser. On ne fait pas forcément des phrases. Si on en fait, leur contenu nous échappe. Des fragments de mémoires, des mots inattendus, des parcelles de vie ou des choses habituellement tues, viennent s’entrechoquer sur la page. Ils déroulent leurs associations impromptues sous un regard qui n’a pas le temps d’en prendre la mesure. Il faut accepter d’abdiquer une part de soi à l’écriture, de la laisser mener la danse. Un rythme galope à travers soi sans que l’on sache vraiment où cela va.

 

Il faut partir de bords incertains, d’aveuglements, chercher volontairement le point où l’on est aveugle, bête ou maladroit, et, au cœur de cet incertain, trouver la joie profonde de ne pas être sous le joug de l’habituel. La peur s’efface alors devant la floraison des rythmes. Mais à chaque fois, chaque lundi, nous sommes à nouveau au bord du gouffre. Au bord de nous-mêmes nous plongeons dans l’inconnu. Ensuite, la peur est un animal sauvage qu’on connaît, qu’on apprivoise un peu et qu’on chevauche, et sans lequel aucun déplacement véritable n’est possible.

 

La pensée lancée à toute vitesse se heurte aux mots qui, comme des accidents, jalonnent sa trajectoire. Elle les laisse exploser dans son sillage sans même se retourner. Hit and run, fuite en avant de la plume sur le papier, incendie de ce qu’on écrit et qui consume la page, stupeur et rires d’avoir écrit la suite inavouable de ces mots-là. La pensée, entraînée par la pulsation va plus vite que la main et les mots s’entrechoquent sur le papier, hétérogènes les uns aux autres. Si une phrase jaillit, elle se modifie au fur et à mesure qu’on la trace. Des mots inattendus se présentent et s’imposent dans le flux de l’écriture, ils font dériver la syntaxe, modifient le chemin de pensée. Entraîné par le battement interne, on n’a pas la possibilité de mesurer l’écart entre un mot et un autre. Un univers jaillit, dont on n’a pas la maîtrise formelle et qui pourtant s’auto-génère par l’action d’un devenir-galop. Ainsi, différents niveaux de langage, à la fois étrangers, familiers, intimes, impersonnels, intègrent des fragments de rêve, de mémoire, de quotidien, d’inconscient, se composent pour donner naissance à un texte qui nous échappe en partie et qui pourtant se tisse de notre matière même. Ces écrits, dont la syntaxe échappe aux règles grammaticales courantes, constituent un matériau précieux pour moi, qui va me permettre de travailler l’énonciation sonore des textes poétiques, sans m'assigner à une quelconque signification ou à un sens préalable, mais en investissant des textures sonores, des sons, des rythmes qui seront générateurs de sens. Une lancée rythmique est l’élément moteur qui catalyse des intensités. Elle précède toute lecture, accompagne ensuite l’émission verbale, et se poursuit dans le silence d’après les mots.


Pour citer cet article :
© Nadia Vadori-Gauthier, Du Mouvant, processus de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, 2014.